top of page

J’ai loué la salle des fêtes et n’ai invité personne. C’était mieux. Plus prudent. Déjà, la mairie m’avait demandé si je la voulais en entier, vu qu’elle est immense, qu’on la coupait en deux, parfois, un loto d’un côté, un anniversaire de l’autre. Ça fait moins cher et ça permet de pas faire trop vide, vu qu’elle est immense, la salle. Moi j’ai pas voulu partager. Ni la moitié, ni le tout. J’ai loué la salle des fêtes et n’ai invité personne. Juste moi. Le jour dit, je suis arrivé de bonne heure pour tout installer. Les tables, les chaises, j’ai peiné un peu pour tirer la guirlande d’un bout à l’autre de la salle mais finalement ça avait un peu d’allure, ou pas moins que ce que j’avais pu voir sur des photos de fêtes, dans des salles des fêtes. Quand j’ai eu tout fini il était presque l’heure. Juste le temps de rentrer me changer. Presque celui d’être en retard. Même seul on peut avoir rendez-vous. Maintenant, quand j’y repense, je me dis que ça s’est bien passé. Vraiment pas mal en tout cas. Ça aurait pu tellement mal tourner s’il y avait eu du monde. Sur le coup, c’est vrai, j’étais un peu déçu que ça se termine aussi vite. Vingt et une heure, c’est tôt. C’est vrai. Mais ça faisait quand même une heure et demie. C’était pas rien. Bien plus qu’un instant. Si on décortiquait un peu, ça faisait une cascade de minutes, de secondes, assez rafraîchissantes pour mon quotidien. Pas mal de temps pour moi, qu’à moi, sans encombre, sans douleur. Non, c’est vrai, ça m’a plu. Ça m’a pas déçu. C’est beaucoup. J’ai réservé la salle, la même, pour l’année prochaine.

Au début tout le monde s’est précipité. Normal. Un peu idiot mais humain. Pas forcément pour les mêmes raisons mais n’empêche que chacun voulait sa place. Ça jouait des coudes, ça poussait un peu. Fallait veiller à garder son tour, surveiller son voisin, le voisin du voisin. On savait pas pourquoi mais quand même. Partir du principe où l’autre était suspect et qu’il n’y en aurait pas pour tout le monde. Chacun espérait pourtant. Il n’y avait pas de raison qu’on soit là sans raison. Quand même. Non. Bonne ou mauvaise. Alors on avançait. Puis de toute façon il y avait le flot. Rien à faire contre. Ça poussait de loin, très loin, et tout le monde. C’était fort sans effort. Doucement violent. Même à pas vouloir sa place, au soleil ou à l’ombre, on finirait par en avoir une, à l’ombre d’un, au soleil d’un autre.

Alors on poussait, même sans vouloir, comme quand on tombe, les mains devant. Et on sentait derrière, dans le creux des reins, sur les talons, dans le cou, le souffle chaud de l’autre qui tombait aussi. La seule façon de ne pas tomber c’était d’avancer. Comme en descente. Même à savoir quelle vitesse l’emportera sur la vélocité. Même à savoir que le mur ou le vide l’emporteront sur nous. Immobile impossible. Obligés au mobile. Et de places prises en d’autres perdues nous avancions, par vagues, écumant de bonheur ou de rage, humains. Heureux, malheureux, même sanction : ça n’allait pas durer et c’était aussi inquiétant que c’était rassurant.

Ils ont fourni les pelles et les pioches. Comme ça, on n’avait pas d’excuses. La place ne manquait pas. Le temps non plus. Alors sans même savoir pourquoi certains ont commencé à creuser. Puis d’autres. Puis encore. Et encore. Si bien qu’à l’horizon on ne voyait plus que des trous, avec des gens, autour, qui regardaient, un qui creusait, un qui creusait plus. C’était si évident que le monde se divisait alors entre ceux qui allaient creuser, ceux qui creusaient, et ceux qui avaient creusé. Aussi simple. De l’avant, du pendant, de l’après. Pas de pourquoi, de comment, de parce que.

On creusait. Ça creusait. Plus de doutes. Que des coups de pelles, ou de pioches. Des trous partout, certains perdus, isolés, d’autres immenses, pour plusieurs, pour plein, on creusait pour remplir, forcément, foutu balancier, fallait bien qu’ça serve.

Alors après avoir creusé sans conviction ne restait plus qu’à enterrer ses idées. Plus ou moins nombreuses, d’où la taille des trous. Des petits. Des grands. Chacun voulait le sien, de trou. Tout le monde n’avait pas la sienne, d’idée. Peu importe. Certains louaient leurs trous pour les idées des autres. Pas d’état d’âme. Creuser. Enfouir. Creuser. Enfouir. Creuser encore. Enfouir toujours.

On savait plus où poser les pieds. Des trous partout. Comment ça se peut qu’il y ait plus de trous que d’espace ?... Certains ont commencé à monter sur les mottes, autour des trous, veillant, inquiets. D’en haut on voyait bien ce qui se dessinait. Les idées de ceux qui avaient creusé germaient sous la pluie des sarcasmes de ceux qui allaient le faire. De leur travail poussaient des arbres dont le seul fruit était la peur. Sur les mottes, embourbés, nous laissions pourrir, en chassant la terre d’un revers de la main.

Je ne sais pas valser. C’est ma faute. Je n’avais qu’à apprendre. Déjà, quand tout le monde passait par cette étape, je l’ai pas fait. Va savoir pourquoi. Sûrement mieux à faire. Après, j’ai eu d’autres occasions. Ce serait injuste de dire le contraire. Mais je l’ai pas fait. Je sais pas pourquoi. Puis je ne me rappelle plus vraiment des conditions. Apprendre à valser ça ne va pas avec toutes les situations. Et pourtant tout le monde valse. À peu près. Certains ne valsent pas. Je suis pas le seul. Minoritaire mais pas seul. D’autres valsent mal. Ils sont nombreux. Majoritaires il me semble. Je me moque pas mais bon. Ça fait ridicule. Puis c’est dommage. Quand même. Ça boite sur la piste. Ça traîne des pieds, ça frotte, là où ça devrait flotter. Ça se crispe, des mains, des bras, du bassin, du tout. Ça danse pas ça bascule, ça se retient à l’autre, de tomber.

C’est vrai, on oublie. On veut tellement danser qu’on oublie. Pas moi, qu’il y a l’autre. Quand on valse il y a l’autre. Un autre. Toujours. Pas toujours le même mais un autre. J’oublie pas moi. Je valse pas mais j’oublie pas. Ou c’est parce que j’y pense que je valse pas. Parce que quand on valse on fait valser. On peut tout dire, tout penser, donner à la chose tout ce qu’on veut. On valse, on fait valser. Puis on se fait valser. Mal valser parfois. J’en connais qui ont regretté. Ils ont valsé mais ils savaient pas. Ils croyaient savoir. Rien de plus facile que de croire qu’on sait valser. Du coup c’est terrible. Forcément pour quelqu’un. Moi je valse pas et franchement, je crois que c’est pas grave pour les autres et pas si terrible pour moi.

Je ne sais pas valser mais je crois que je ne veux pas. C’est pas important. Je crois. Je danse quand même. Même quand on veut pas on danse. On valse pas mais on danse seul et puis voilà. Et c’est pareil, je le sais bien. On peut boiter, traîner, frotter, basculer. C’est sûr. On peut être ridicule. On se crispe quand même, même si on danse seul. Ça crispe autour de nous. Comme un nerf sur un axe. Mais quand même, c’est moins grave, il me semble, c’est moins grave. On ne peut pas se permettre de pas savoir valser et d’encombrer la piste et le pas d’un autre. Je n’sais pas valser. Alors je danse seul.

Je suis allé faire un petit tour. Comme tous les jours. Ça fait longtemps que je fais un tour tous les jours. Avec mon chien. À chaque fois. Vingt minutes de chemins herbeux, feuillus, boueux, tranquilles. Je le connais par cœur. J’avance sans surprise, c’est reposant. Ma tête se vide si bien que j’entends mes pieds, sur l’herbe, les feuilles, dans la boue, tranquilles. C’est pas spécialement beau. C’est pas vilain non plus. C’est mon petit tour. Mon unité, à moi, de temps et d’espace. Il faudrait trois petits tours pour que j’aille en ville. Deux pour que j’aille au village. Jamais je n’ai compté pour aller à Paris, ou Lisbonne, à la mer, voir la mienne. Ça m’épuise d’avance. Puis les petits tours, quand on les additionne, ça finit par faire des grands tours. C’est ça le problème. Ça change tout.

Aujourd’hui j’ai pas réussi à pas penser. Et je pensais à la quantité de petits tours que j’avais pu faire. Indéfinissable. Alors j’ai commencé à imaginer tous les pas que j’avais posés. Incalculable. Tant de petits tours et de pas font que si je me posais à chaque endroit où j’étais passé, si j’alignais mes pas les uns après les autres sur le chemin, il serait physiquement impossible de nous loger, moi et mes pas, sur l’espace-temps qui me sert de promenade. Autrement dit, je suis passé plus de fois qu’il n’est possible de trouver de lieux où passer. Donc ça coince. Si je donnais rendez-vous à tous les moi qui ont emprunté ce chemin, ça coincerait. Sans compter le chien.

Nous, les aiguilles régulières d’un espace-temps bien défini, ne trouverions plus de place pour tourner. Des secondes qui butent les unes sur les autres. Des minutes de bousculades. Plus de secondes qu’il n’en faut pour faire une minute. Trop de minutes pour que cela reste un petit tour. Et là, je commence à paniquer. Je me voyais partout, devant, derrière, jouant des coudes, me marchant sur les pieds, me poussant, m’injuriant. Et le chien qui courait partout en même temps, à qui je bottais les fesses et qui revenait toujours. L’horreur. J’ai accéléré. Tout le monde a accéléré. Et le chien qui courait et moi qui jurais, qui bottais, plus fort, plus vite, plus fort, plus vite ! Épuisant ! Finalement, je suis rentré.

Suite à notre promenade d’hier, ça se voit, mon chien n’est pas tranquille. C’est évident. C’est dans sa démarche, il avance de biais, tirant la tête vers l’arrière alors que ses pattes le poussent vers l’avant. On sent que ses fesses ont peur que je les botte.

Mais moi ça va. À part le chien qui trottine bancal ça va.

Normalement il fait des allers-retours plus ou moins vifs, en avant, en arrière, il a jamais bien compris le concept de la promenade. Il rajoute des pas à la distance. Je pourrais pas compter sur lui pour une unité de mesure. Mais c’est pas le but. Parfois il s’arrête, normalement. Souvent je fais pareil. Il hume l’air et dresse les oreilles. Moi non. Mais là il s’arrête pas. C’est la preuve qu’il n’est pas tranquille. En plus des allers-retours qu’il fait pas, et de sa démarche, qui n’a pas d’allure.

Non, c’est sûr qu’il est resté sur l’impression d’hier. Il voit des chiens partout. Il est encore encombré de cette sensation désagréable. Oppressé. Un stress canin. Peu commun. Pas moins grave pour autant.

Et c’est là toute la différence avec mon chien. Nous n’avons, au sortir d’une situation délicate, pas les mêmes armes pour gérer nos troubles. Alors que j’ai pu coucher les miens sur la page précédente, il n’a pour sa part pu que les garder pour lui puisqu’il ne sait pas écrire et qu’on lui dit de se taire dès qu’il aboie. Voilà le résultat. Un chien qui marche en crabe et un maître inquiet. Au final, ces promenades m’apportent des réponses à des questions que je ne me poserais pas si je restais assis. Mon chien ne sait pas écrire. Je ne sais pas valser. Mon chien non plus. C’est ma faute. J’aurais pu lui apprendre. Je l’ai pas fait. Va savoir pourquoi. Sûrement mieux à faire. Ça va pas avec toutes les situations.

J’ai bien essayé de la protéger mais seul contre tous, comment je pouvais faire ?

Certains la voyaient. D’autres non. Elle, elle les voyait tous et chaque passage lui faisait peur. De l’ombre de celui qui arrivait à celle de celui qui partait. Toujours dans la peur, jamais dans le repos. Toujours blottie. Avec quand même une part d’elle qui dépassait. Personne n’a voulu savoir ce qu’elle voulait. Moi-même j’ai pas vraiment essayé. J’ai tout juste toléré sa présence, parfois masqué son image, d’autres fois fait en sorte qu’elle parte ailleurs. Se blottir ailleurs.

Je savais qu’elle était pas loin mais ne plus la voir me procurait un repos. Relatif. Puisque je m’attendais à la retrouver à chaque instant. Blottie. Dans un coin.

Mais bon. Passé le frisson, je délimitais rapidement le territoire permettant à l’un et à l’autre de se supporter. Les jours passaient parfois dans une indifférence confortable. Je relativisais. Elle n’était pas la seule. Loin de là. Mais quand même la seule qui m’importait vraiment. Les autres la voyaient ou ne la voyaient pas. Mais ils s’en moquaient bien. Elle avait peur d’eux. Elle avait peur de tout. Mais ils se moquaient bien de lui faire du mal, ou non. C’est juste qu’à un moment, par mégarde, puisqu’elle ne comptait pas, ils risquaient bien de lui en faire, du mal. De lui être fatals. Ou si jamais, malchance, elle était blottie dans le mauvais coin, celui justement qu’un autre voulait. On partage pas un coin. On se déplace tous, à vue, d’un coin, à l’autre, en danger, pour se jeter, se blottir, un coin plus loin. En danger, toujours. Petite chose. J’ai bien essayé de la protéger puis plus. J’ai brisé le miroir. Fort. En tant de morceaux que rouge, loin, elle est partie.

Je me suis enfermé à double tour et j’ai jeté la clef. Voila. Situation imperméable. À l’abri des intempéries du quotidien. Parce que bien plus que les tempêtes traversées avec brio et préparation, les crachins aléatoires du quotidien et ses courants d’air intempestifs usent l’âme, trempent les os, salissent les godasses et nous laissent dans un état qu’on n’aurait pas soupçonné en partant le matin.

Ne plus partir. Voila. Pour ça, c’est fait. J’ai ouvert la fenêtre, me suis tourné, et jeté la clef comme on jette du sel, par-dessus l’épaule, pour conjurer le sort.

J’ai pas vu où elle était tombée, ni entendu le bruit de sa chute. C’est pas bruyant une clef. À croire qu’elle tombe encore. Un peu comme une serrure qui tourne dans le vide. On parierait pas sur l’état final. Ouvert ou fermé. Aucun des deux d’ailleurs. C’est la porte qu’on ouvre ou qu’on ferme. On dit « c’est ouvert », porte fermée parce qu’on sait qu’on peut l’ouvrir. Ou on dit « c’est fermé » quand on sait qu’on peut pas ouvrir. La serrure et la clef, leur présence, leur absence, ne font que résumer la situation.

J’ai balancé la clef. Je l’avais tournée deux fois, dans la serrure. Le pêne vers la gauche. Je crois. Enfin si, forcément. Mais j’ai tellement vérifié que j’avais bien fermé en faisant et refaisant le geste que je me souviens plus avec certitude du sens des deux derniers tours… Puis je l’ai balancée, comme un con, cette foutue clef, qui tombe encore et que je voie pas parce que la fenêtre est trop haute… Et si j’essaye, pour voir, de baisser la poignée, ça risque de s’ouvrir, je serai plus enfermé. Et si je fais rien, que quelqu’un vienne, il risque d’ouvrir. Ou pas. Mais là ce s’ra sa faute.

Je plonge vers le haut. C’est bref. Intense mais bref. C’est une question de profondeur. J’ai toujours eu peur à la piscine de toucher le fond. Je plonge bien droit, sinon ça vaut pas l’coup mais faut du fond, au moins plus que sa taille et l’élan donné par le plongeon. C’est un casse-tête. Il faudrait être en mesure de calculer cet élan en fonction de la hauteur du plongeon, de la profondeur de l’eau, d’un poids qui est variable, et de sa propre taille.

Pour cette dernière, c’est calé. J’ai arrêté de grandir à la hauteur d’un palindrome. 181 centimètres. Je trouvais ça logique. De la tête aux pieds ou des pieds à la tête, 181 centimètres.

Pour l’élan, la faiblesse de mes capacités en mathématiques et mes doutes sur les théorèmes que s’amusent à contredire des scientifiques toujours désireux de marquer leur nom sur le marbre de l’histoire des sciences m’ont fait abandonner l’idée de maîtriser le calcul de l’élan tant en termes de précision qu’en termes de vitesse de calcul. Car, si le plongeon est en général bref et celui vers le haut particulièrement, l’envie de plonger est elle-même soudaine voire incontrôlable, souvent inattendue, et donc dangereuse si l’on ne contrôle pas les paramètres cités.

D’où le choix réfléchi et assumé de plonger vers le haut. Et quelle sérénité trouvée alors lorsque sans avoir à se poser la moindre question on peut plonger à loisir, en tout lieu, tout moment, toute circonstance, et se laisser porter par l’élan d’un corps tendu, pieds et mains joints, regard vers le haut, visant une perfection jamais atteinte mais compensée par celle de ne jamais atteindre le fond non plus.

Je plonge vers le haut. C’est bref mais intense. Et je laisse les questions à ceux qui, surpris et jaloux, me regardent faire.

Choix j’y vais. Choix j’y vais pas. Ils m’ont dit « viens, faut qu’on soit là, c’est important… » Choix disant… C’est eux qui disent ce qui est important et c’est moi qui m’retrouve à douter de c’que j’dois faire.

Rien de tel qu’un choix pour douter de soi. Choisir, c’est rejeter.

On repousse poliment, d’un mot, du pied, des dents qu’on serre ou qu’on empêche de mordre quand ça comprend pas. On évite, on se tord, on trouve des « oui mais euh », des « super ! ah oui vraiment, super ! mais non, une autre fois » ou des « tu crois ? t’es sûr ? si y faut, allons-y ».

On supporte mal. La pression des autres ça écrase. Seul, on choisirait pas. Mais on n’est pas seul. Jamais. Je sens bien la tension, le fil invisible qui me tire, me retient, me tire, me tient, me pantomime, m’entrave, tant de fils devant, derrière, tout autour, un horizon circulaire de fils qui harpent un quotidien rendu sonore par mes mains, ma bouche, mes regards, mes tremblements, trahissant forcément, forcément me trahissant.

J’ai si peur. Je l’aime tant. J’aime tant qu’elle m’aime. Si peur que moins. Un rien suffirait à ne plus suffire. Un mot, une phrase « tu me déchoix mon ange ». Déchu. « Ainsi choit-il » diront certains. « Quel con ! » diront d’autres. Il avait tout tant qu’il l’avait elle.

Je n’ose plus bouger, penser, respirer, peur des cordes qui dansent autour de moi. Je souffle à peine que tout est musique, note, portée, cheminement vers elle.

Je reste là. Immobile. Près d’elle. Dans la douceur de l’absence de choix qu’offre l’amour.

Le miroir a glissé du mur pour venir se caler derrière la robinetterie du lavabo.

Je dis glissé mais je soupçonne qu’il est tombé. Quand même. Un miroir ça glisse pas. Nulle part. Mais n’empêche, c’est l’impression que ça m’a fait.

Je n’avais rien remarqué, au début. Il a forcément glissé hier, ou dans la nuit. Quoique dans la nuit je l’aurais entendu glisser fort, ou tomber. Donc hier. Il a dû glisser dans la journée. Il aura eu le temps. J’étais absent et suis rentré tard. Fatigué. Et donc c’est ce matin que j’ai vu qu’il avait glissé.

D’abord je n’ai rien vu ou, plus exactement, au moment précis où la vue se trouble tant la tête se secoue avec le mouvement du brossage des dents, je n’ai plus vu mon reflet tremblant (que je surveille toujours pour ne pas laisser déborder la pâte à dents de ma bouche, image disgracieuse que je ne me résous pas à voir de moi) mais un œil noir cerclé de rouge qui semblait me fixer, moi, au lieu de fixer le miroir.

Je n’arrivais pas à décrocher mon regard de ce trou étonnement large dans cette cheville béton, ourlée et légèrement débordante, comme une paupière lasse.

J’avais besoin de mon reflet. C’est ce que je remarquai alors. Difficile de se brosser les dents sans se regarder dans les yeux. Du moins le matin. Parce que si je reviens sur le moment probable du glissement du miroir qui a dû s’opérer pendant la journée, j’arrive donc à la conclusion que me suis couché hier après m’être brossé les dents face à ce trou, sans mon reflet, sans l’avoir remarqué, peut-être alors avec un peu de dentifrice au coin des lèvres.

Je n’aime pas ça. Je plie mes jambes, pour retrouver mon visage dans le miroir, derrière la robinetterie. C’est pas commode. Faudra que je fixe à nouveau ce miroir. Quel souci. L’œil noir cerclé de rouge me regarde de haut et je sens qu’il va falloir que je m’habitue à lui.

Je cligne des yeux, parfois d’un seul, pour voir. En général c’est parce que j’ai du mal à croire ce que je vois. Mon regard se pose et le piège se referme. Alors je cligne et il repart. En général ça marche. Mais parfois je ne peux décoller mon regard alors je cligne plus longtemps, pas plus souvent, ça ferait bizarre. Je cligne des yeux plus longtemps et en ouvre un par surprise, pour voir, de temps en temps, jusqu’à ce que mon regard puisse se poser sur autre chose. En général ça marche, il trouve autre chose, mais parfois je sens bien que j’aurais beau partir, m’éloigner, mon regard se porterait toujours sur le même point de manière lointaine et quasi aveugle. Alors je cligne longtemps et je me pince le nez, bloquant ma respiration quelques secondes puis ouvrant à nouveau les yeux sur la chose. En général mon regard se détache alors facilement et je peux continuer mon chemin ou ma conversation. Bien fait, le nez pincé entre le pouce et l’index alors que les autres doigts enserrent la bouche, on a l’air de réfléchir et ça impose le respect. Le problème c’est que lorsque ça ne marche pas on se retrouve avec le regard toujours collé sur quelque chose sans avoir pour autant quoi que ce soit à en dire. Ça fait encore plus bizarre.

Alors dans ces cas-là je fais un pas de côté. Peu importe duquel. Le plus pratique dans l’instant. Histoire de voir différemment. Histoire de discerner la couture entre le réel et ce que je finis par imaginer. En général ça marche. Le réel n’est plus, l’imaginaire pas encore. Je suis dans ce temps très bref lors duquel je peux détacher mon regard, lâcher mon nez, reprendre ma respiration, mon allure, et continuer ma route tranquillement.

Quand je suis fatigué du monde et angoissé de le croiser, j’avance en clignant longtemps, le nez pincé, faisant de réguliers pas de côté. Pour le coup j’avance lentement mais qu’importe. Je ne suis pas pressé et de toute façon ne vais nulle part.

Je me suis habillé deux fois ce matin. Du coup, j’ai eu trop chaud toute la journée. Mais ça s’explique. Tout a commencé normalement, sans y réfléchir, un enchaînement naturel allant du café aux chaussures avec entre ça des actions utiles ou agréables trop fastidieuses à décrire. C’est ça la vie. Les choses se font sans qu’on y prenne garde puis paf ! On se trouve à douter de la paire de chaussures à assortir au pantalon, les bras ballants autour des pieds, le buste penché, posé sur les genoux, le cul sur la chaise et le regard dans le vide de l’espace créé par notre position. Et la question que provoquent mes pieds qui rechignent à se glisser dans les chaussures que je leur propose m’amène, dans cette position absurde, à réfléchir à l’utilisation que j’allais faire de mes pieds dans la journée et à tourner la tête vers les placards où siègent d’autres chaussures plus appropriées.

Je vais, marchant toujours, plié bras ballants autour des chevilles, chercher une autre paire qui, devant l’assurance du bien-fondé de leur utilisation pour l’activité de cette journée, me questionne déjà sur la qualité du choix de ma tenue. Regard dans le vide mais en direction de l’étage, je visualise le contenu des tiroirs contenant mes habits et compose une tenue qui conviendrait à mes pieds. Je pose ensuite sur mon lit un pantalon et une chemise qui m’esquissent un peu et dans le miroir mon regard sur des habits qui me dessinent déjà.

Je m’étais habillé sans réfléchir, sans vision du dehors, de l’après, juste pour le présent. J’aime bien cette tenue. Je ne peux m’en défaire et ajoute celle choisie pour l’extérieur, le plus tard.

Au début elle me gêne, me serre, me coince, puis se fait à force de mouvement, de pas, de temps, jusqu’à ne plus faire qu’une avec la première.

J’ai eu chaud toute la journée et ce soir, seul, je rentre, ferme, clos les fenêtres, les volets, le jour, le dehors, et j’hésite à enlever mes habits, les uns puis les autres, j’ai peur d’avoir froid.

Tuer l’idée dans l’œuf c’est risqué pour la poule.

Alors bien sûr il y en a qui font les malins à tordre les choses. Qui du premier, du second, de l’ordre d’arrivée. Moi je dirais qu’on s’en fout un peu et que l’idée même du risque fait de l’idée dans l’œuf sinon le dernier, faut voir avec la poule, mais au moins l’avant-dernier de mes soucis.

Ce qui fait déjà trois choses à considérer chaque fois que l’esprit s’emballe et il paraît judicieux avant d’avancer toute hypothèse de tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de prononcer l’idée. Et dans sa propre bouche. Pas à la french kiss comme disent les Américains ou en roulant une pelle comme disent les autres. Parce qu’après on sait plus d’où vient l’idée, de la poule ou de l’autre. Et c’est pas comme ça qu’on avance. Si tant est qu’on veuille avancer.

Moi je me demande s’il est raisonnable d’avancer. Quand on voit la somme des regrets qui jonchent notre quotidien on comprend mieux les doutes qui précédent nos lendemains. Il est si courant d’avoir à préférer que ça se soit passé différemment qu’on devine pourquoi ceux qui provoquent le mouvement ne sont pas souvent ceux qui l’assument.

Quand j’ai dit ça je n’ai pas dit de laisser pourrir l’idée dans l’œuf. Je ne suis pas sûr que ce soit bon non plus pour la poule. Je dis juste d’y réfléchir à deux fois, avant de tourner sa langue sept fois.

Moi j’aimerais bâtir sur du dur. Du fiable. Dans l’ordre. On construit trop vite avec des matériaux trop fragiles. On sait pas pourquoi mais on bâtit. On s’étend. Se répand. On monte des murs à plat qu’on élève dès que surgit sinon une idée mais déjà son soupçon. On bâtit dans le soupçon d’immenses foyers avec des briques réfractaires. De longues cheminées qui, au milieu des maisons, quand nos idées s’emballent, quand la poule de l’œuf, l’œuf de la poule ne savent plus ne savent pas ne savent que se nuire, ne s’embrassent plus, ne font que s’embraser, ne laissent dernière, devant, partout, pour seul horizon que des cendres, avec au milieu, debout, des cheminées hiératiques tendues comme des doigts d’honneurs.

J’ai chanté sous la pluie… Bof !

On se fait des idées et tout un plat des idées puis bon, on est déçu, forcément, à idéaliser, puis on s’retrouve sous la flotte, les godasses trempées et le blouson collé à la peau, empêchant des mouvements déjà pas très gracieux. L’idéal ça se prépare. Ou ça s’invente. Mais à copier, un idéal, c’est nul. J’ai chanté sous la pluie et passé huit jours enrhumé et déçu. À couler du nez et pleurer des yeux. Et comme je suis pas du genre à pleurer devant les gens je pleurais dedans. Je rentrais mes larmes comme on rentre son ventre, par fierté. Et bêtise. Ça fait encore plus mal. On noie le chagrin sans l’évacuer. Pour le ventre je sais pas mais pour la peine je sais. Ça fait mal. Le niveau des larmes monte doucement mais sûrement. Ça fait une pluie fine qui tombe de derrière les yeux. Un crachin. Genre de pluie dont on se moque les premières minutes et qui finit par rire de nous quand nos os sont trempés, notre peau glacée, nos pensées davantage tournées vers un saut dans le vide qu’un entrechat.

Pleurer dedans c’est comme chanter sous la pluie. C’est nul. Dans le film, sur l’affiche, c’est beau. Mais y a préparation. Ils sont beaux dans leurs bottes noires, cirés jaunes, et parapluies noirs. Puis en plus ils sont pas tout seuls. Ils dansent à trois et rien que ça, ça doit changer la donne. L’esprit de corps, mouillé ou pas, ça doit aider. Mais seul, la vache ! Faut être motivé. Surtout quand on décide de chanter sous la pluie parce qu’on en a marre qu’elle tombe. Problème de raison suffisante. Alors à ajouter tous les manques on fait pas du positif, on crée du handicap. Mais bon, malgré l’absence de bottes, de ciré, de parapluie, de raison, de partenaires, de bon choix du lieu (le bord de nationale c’est pas terrible) ça reste une expérience que je ne conseillerais pas mais que je ne regrette pas non plus. Parce que si je ne sais pas danser, valser, copier un moment idéal, pleurer dedans et plein d’autres choses, je sais qu’on regrette beaucoup plus souvent ce qu’on n’a pas fait que ce qu’on a fait.

C’est pas demain la vieille. C’est pas demain. Tu tournes le sablier sans plus prendre la peine d’en lever les yeux et cherches dans l’observation des grains qui s’écoulent à voir si tu y reconnais quelqu’un. Parfois tu changes de main pour tourner et de bras pour poser ta tête. Plié comme une virgule il accueille le profil de ton visage. Un coup le droit, un coup le gauche. Et la main droite ou la gauche tournent le sablier qui verticale les choses, axe la scène de toi, ton bras, ton dos, tes cheveux un peu, s’étalent, en l’horizon restreint d’une table de cuisine.

Et tu fermes un œil tant est proche la vision. Tantôt l’un tantôt l’autre, change l’angle, le point de vue, mais jamais les deux, parfois on est si proche qu’on efface les symétries.

C’est pas demain la vieille, c’est pas demain que ça va s’arrêter de couler, de saigner dans le verre large d’un côté puis étroit et encore large de l’autre côté, puis l’inverse, ou pareil, c’est pareil, ou pas, comment se souvenir du premier jour, de la première fois, du premier côté où le sablier a coulé, a reçu, l’un se vide l’autre s’emplit et au milieu glissent ou parfois s’accrochent quelques grains qu’un claquement de doigt sur le verre finit par emporter. C’est pas supportable. C’est en haut ou en bas. C’est comme ça, pas autrement. En haut ou en bas on voit bien les grains fins et secs que le verre met à distance et contraste un peu. On voit bien les grains, qu’ils sont bien des chacun non identifiables. Effrayants et rassurants. C’est l’un ou l’autre, voire l’un après l’autre mais pas les deux pas l’entre-deux, pas demain la veille. On voit bien parfois que le sable monte en une dune claire presque au ciel étroit du dessus dessous. Mais tu t’étonnes alors, tu soupires encore qu’il s’écroule toujours, ne parvienne jamais. De la main parfois tu bascules tout ça. Tu tires un trait de sable sur la table devant tes yeux et les grains, à gauche, et les grains, à droite, ne savent plus quoi faire, alors ne font plus rien. Dans le goulot étroit certains restent prisonniers et le verre trop proche alors grossi leurs traits, dessine des visages, prononce des identités. Portraits de ceux qu’avant, de ceux que plus, face à l’instantané du reflet de ton œil humide face à demain, dos à l’autre jour, hier, avant-hier, avant avant-hier, c’est pas demain la vieille.

On a tout fêté d’un coup afin de ne rien oublier. Dans ce genre de situation faut inviter tout le monde. Ça en fait, ça fait peur sur le coup, quand on anticipe, qu’on prépare, qu’on organise le truc. Sacré plan de table sur une nappe blanche en papier cloqué que chacun annote que chacun gribouille. C’est pas simple de s’asseoir à côté des uns sans être forcément à côté des autres. La table en U c’est bien, ça fait piste de danse à l’intérieur et vestiaire à l’extérieur. Mais faut pas oublier ses clopes dans la poche au vestiaire quand on est côté danse. Faut pas vouloir danser, côté vestiaire, c’est long à contourner une table où y a tout le monde. Du coup ça crée des lignes d’épaules, d’un côté, tombantes, tendues, plus ou moins hautes, fines, nerveuses, sèches, rondes mais posées toujours sur des coudes soudés à la table en U, côté vestiaire, pendant qu’en face les chaises vides, tirées, les places laissées, les coudes envolés libèrent les épaules qui tournent et tournent encore sur la piste, dans le U, jusqu’à longtemps, jusqu’à trop soif, jusqu’à s’asseoir et poser, un coude pour le repos, et lever l’autre pour boire, pendant que l’autre en face, côté vestiaire, trouve que c’est bien exagéré cette excitation, ces souffles coupés, ces corps qui bougent encore en rythme, nerveusement, ou qui n’osent plus mais laissent échapper une tête qui cadence ou un pied qui pareil, dans le vide du regard d’en face.

Le vestiaire ça danse pas. Ça chenille. Y en aura toujours un pour lancer la chose et d’autres pour être contents qu’il le fasse. S’aligneront ensuite ceux qui s’en seraient passé mais que bon, faut bien choisir son camp, à danser, à cheniller. Alors ça tourne à l’extérieur, ça ondule à l’intérieur. Tout le monde est content. Vraiment.

Restent bien ceux qui toujours refont le plan de table. En L en M en rond, plusieurs, une seule, un buffet « oh oui c’est bien un buffet » « oui mais ça fait des groupes » « ah ouais c’est vrai t’as raison, j’ai vu ça à la fête à Gaston » puis ceux qui s’en foutent, de toute façon ils voulaient pas venir, ils voyaient pas pourquoi, ils sont là quand même, c’est la fête à tous faut oublier personne.

Je vends des pensées sur le bord de la route. C’est pas que j’en vende beaucoup mais c’est qu’ça pousse bien. Du vrai chiendent. Au début je voulais cultiver quelque chose de plus noble. Quelque chose que chacun, d’évidence, s’accorderait à trouver bien. Mais j’ai eu beau me creuser la tête j’ai pas trouvé et préféré creuser la terre. Et encore. Les pensées ça pousse tellement bien que suffit de tendre la jambe et donner un coup de talon dans le sol pour faire un trou assez grand et y jeter quelques graines que la pointe du pied recouvrira facilement.

Souvent, je fais rouler un caillou pour repérer l’endroit. C’est plus prudent. Ça évite les confusions. J’ai déjà mis des coups de talon dans des pensées qui avaient commencé à germer… Ça les fait voler et c’est foutu. Non. Repérer l’endroit c’est aussi important que planter. Alors une fois que j’ai planté et même s’il n’y en a pas de tout proche, je me mets à chercher, les mains dans les poches, le regard vissé sur la pointe de mes pieds, un caillou à faire rouler jusqu’à mon dernier semis. C’est parfois à côté. Parfois non. Ça m’est arrivé de faire un bon bout de chemin pour en trouver un. Je m’en rendais pas compte, pas forcément, c’est souvent d’autres qui me disaient après qu’ils m’avaient croisé, que j’les avais pas vus, perdu dans mes pensées à pousser mon caillou.

Ça m’arrive de croiser des pieds, avec ou sans caillou, que je ne reconnais pas forcément, j’suis pas physionomiste. Ou d’autres qui me dépassent, plus pressés, plus précis avec leur caillou. Chaque fois en tout cas les pieds que je rencontre me font me poser des questions sur le bien-fondé de mes pensées. Sur le bien-fondé des leurs. Et je crois toujours reconnaître le caillou qui a recouvert une de mes pensées et m’inquiète alors. Ça m’est même arrivé de m’apercevoir que je retirais le caillou d’une pensée que j’avais semée pour le poser sur celle qui me venait. C’est perturbant. Déstabilisant. La sensation d’inutilité me gagne parfois. Non. En vérité je la ressens souvent cette sensation. Mais que faire d’autre ? Je n’suis pas forcément bon vendeur et la qualité de mes pensées n’est pas forcément la meilleure. Mais c’est encore les mains dans les poches et les yeux au sol que je préfère vivre.

On s’y fait ou pas mais c’est comme ça. Faut faire avec et accepter que les choses se feront sans nous de toute façon. Alors autant adhérer, s’insérer dans le courant, et, surpris ou pas, donner à notre corps la possibilité d’épouser celui-ci plutôt que de l’affronter. Ne pas se faire emporter autant que ne pas remonter. C’est la nage du poisson mort qui semble encore avancer tant son corps est fait pour ça. La rivière doit autant au poisson que l’inverse. Elle n’est eau que parce que le poisson y nage. Rapide que parce que les rives se resserrent. Profonde parce qu’on décide d’y plonger.

Petit je plongeais du haut d’une cascade dans laquelle d’autres avaient plongé des bicyclettes. C’était dangereux mais rigolo. D’en haut ça brillait comme une promesse et au fond c’était mat et entrelacé. Des cadenas de guidon pris dans des cadres ou des roues aux pneus tout gonflés. Au fond c’était sombre dans le courant permanent de la chute et ça laissait briller le soleil au-dessus de nous. Aussi remontions-nous vite à lui et recommencions à plonger, les uns derrière les autres, en file même pas indienne, les pieds sur le ruban glissant du barrage qui nous déversait cette cascade de bonheur, les bras collés au corps, glacés, riant, immensément heureux du cadeau qu’offrait la petite rivière ici retenue pour la vieille usine juste derrière nous et entraînant juste au-dessous de nous les écoulements d’égouts qui avaient au préalable récuré notre quartier.

Ce n’était pas la ville. Pas la campagne non plus. C’était un entre-deux. De ces zones qui n’ont plus l’éclairage public des rues et pas encore celui des cités. La nuit, les dynamos faisaient plus de bruit qu’elles n’éclairaient sur les vélos de ceux qui avaient gardé une lumière. Nous avions majoritairement opté pour un allégement de nos montures qui les rendait à la fois plus rapides, plus silencieuses, voire, merveille, plus dangereuses sans les freins. Et quand il fallait rentrer, ni à la ville, ni à la campagne, à pédaler ou à s’accrocher, à la selle, ou au guidon, nous glissions sur un bitume grossier ou un chemin poussiéreux et, silencieux dans cette nuit qui tombait, dans le noir piégé par l’absence d’éclairage, nous réfléchissions chacun aux excuses à trouver pour justifier l’heure tardive de notre retour.

Je pleure ma race y dit le gars. Y sait pas c’qu’y dit, y sait pas c’qu’y pleure. Y dit ça comme y s’mouche dans la manche jusqu’au coude. Il a juste un truc au fond qui pousse et qui pousse et y sait pas c’que c’est. Ça sort pas quand ça crache ça rentre pas, s’avale pas. Ça boule dans la gorge, ça monte quand avale et descend quand fini mais c’est là tout le temps aussi fort qu’une absence. Y pleure pas y peut pas il a pas eu les larmes avec la notice et pas eu la notice quand il est arrivé. Y fait semblant c’est sûr sinon ça rentre pas, il a pas les épaules pour ce genre de vie, il a pas la vie qui supporte des épaules. Il avale sa salive et profile sa démarche. Faut qu’ça passe, pas à chier, il en bave assez, pas besoin de frotter aux manques d’épaules des autres. Y pleure sa race le gars. De celle qu’y aime autant qu’y respire. Avancer c’est couler, rester c’est pas mieux. Y flotte y planche y mène à rien y souvent les gants dans le sac le plus lourd possible plus lourd que lui sinon y prend encore les coups comme d’habitude comme jamais s’habituant mais toujours prenant. Gueule fermée pour crier et poings en sang pour faire mal pour faire bien ce qui fait mal, pas beaucoup pas longtemps mais quand même c’est toujours ça, c’est toujours ça de pris, de pas pris dans la gueule dans le cœur, toujours le repos qu’aura permis la douleur physique sur celle qui pousse dès qu’on baisse la garde dans la respiration qu’on tente de reprendre. Y pleure sa race et cherche en aveugle les yeux fermés sous la sueur qui coule et brûle et que ni le cuir du gant ni le lacet qui le lie ni les larmes qui coulent ni les postillons, quand dans la glace il hurle, il dit allez ! allez ! putain vas-y ! Se frappe les poings et repart et se jette contre et contre, toujours contre, plutôt que dans un vide d’espoir ou d’abandon. Y pleure sa race, y a pas. Il a beau chercher y cherche même plus il en connaît pas des qui pleurent comme lui. Et s’il en connaissait y cognerait d’dans. Y supporterait pas, y laisserait pas faire, y laisserait pas non, ou y fuirait oui. Supporterait pas qu’on s’supporte pas comme ça. Plutôt partir que vaincre. Souffrir que pas. Y sait plus quand les gants y sait plus si sans. Y marche plus y tourne autour du sac à frôler sautiller au moindre mouvement de la corde des chaînes de la peau tendue lestée cirée qui s’offre tout au long d’échanges muets du bras qui pousse, du bras qui tire, du bras qui tient retient enlace relâche repart se garde se détend n’est plus n’est pas l’œil qui vise, qui pleure, n’est pas le cœur qui ne vise ni ne pleure ni ne bat ou ne bat lui si fort vers les tripes vers l’infime vers un rien, que le cuir des gants jetés comme des masques dévoile celui de la peau quand de la peau quand les phalanges parlent s’ouvrent un peu et saignent saignent saignent mais rien rien rien tellement rien tellement moins que ne gonfle encore cette boule qu’aucun coup qu’aucun cuir qu’aucun round qu’aucune respiration ne fera jamais descendre ne fera jamais partir ne fera jamais croire que ce n’est rien qu’un mauvais moment à passer. Y a plus qu’à s’asseoir dans le coin et viser celui de l’autre d’un regard qu’on a plus. Respirer par habitude. Sentir les coups qui rient des soins qu’on leur porte. Se laisser, albatros, le cuir porté sur les cordes en attendant le gong pour s’appuyer dessus et repartir sans savoir pourquoi mais partir pour plus sentir la boule dedans et viser celle de l’autre qui pareil, c’est tout comme, sans savoir sans connaître ne veut pas ne veut rien ne veut juste plus, ni besoin ni envie, se rue dans le coin de l’autre parce qu’il lui ressemble. Et ça cogne et ça rage ça esquive un moment, ne pas prendre de coups jusqu’à ne plus qu’en prendre, jusqu’à frapper frapper frapper ne plus que frapper.

Le sol se dérobe sous mes pieds, un larcin de plus à son actif. Je n’en finis pas de choir.

Je tombe petit à petit en déroulant mes jambes pour assurer ma réception, ne prêtant pas attention à l’impossibilité de la chose et la rendant, pour le coup, tout aussi possible qu’elle m’était utile.

Je m’engouffre dans un vide dont je brise la définition par ma simple présence.

Des éclats de rien me piquent un peu la peau. Un peu mais pas trop.

Ils viennent se poser comme des fantômes sur la paupière d’un rêve.

Sans faire de bruit. Sans allumer la lumière. À fleur de peau. Légers.

Ils chatouillent caressent dorlotent et embrassent font en sorte que durent la nuit le sommeil que ne se réveille pas trop tôt pas tout d’suite celui qui dort qui chute qui comme dans un gouffre voit filer les parois qu’on ne sait si elles sont dangereuses ou heureuses s’il faut ou ne faut pas qu’elles s’approchent ou s’éloignent parce qu’on sait jamais ou jamais tout à fait ce qu’il faudrait faire ou qu’il faudrait pas faire surtout quand on tombe mais même quand on tombe pas car ce serait trop simple suffirait de garder une main sur le rebord ou un fil de tendu ou pas vraiment tendu juste bien arrimé comme un bateau au port ou un port sur une côte comme une épingle à cheveux comme un nœud de cravate qui tient bien le col au bout de la chemise et puis qui fait joli si peu qu’elle soit jolie en tout cas qui habille donne de la consistance aux silhouettes dans leur chute.

Tous ces nœuds de cravates accrochés aux parois… comme des hirondelles autour d’un cou, ouvrant un peu les ailes puis hésitant, faisant semblant d’hésiter, les hirondelles ont la particularité de faire semblant d’hésiter à se jeter dans le vide afin d’attirer l’attention sur la beauté de leur vol.

Pas les nœuds de cravates. Je crois qu’ils craignent encore plus que moi la chute. Plus que moi d’ailleurs puisque je n’en suis plus à craindre de tomber mais bien à m’effrayer du moment où je ne choierai plus. Ils ne connaissent donc pas leur bonheur, précaire comme l’équilibre qui tient encore du bout d’un doigt pour certains, de deux pour d’autres, les nœuds de cravates ont des doigts en épingle, pour tenir, sous le cou, comme les hirondelles.

Les nœuds de cravates ressemblent aux hirondelles lorsqu’ils ont peur du vide qui est sous leurs pieds. Ils ressemblent juste. Parce que eux ils ont peur. Pour de vrai. Alors que les hirondelles il est vrai qu’elles n’ont pas peur. C’est pour de faux. C’est semblant. Alors si le monde était bien fait. Si les gens laissaient un peu les choses se faire. On en serait toujours à remarquer que le printemps revient parce que les nœuds de cravates se jettent dans le vide en poussant de tout petits cris piquants pour les oreilles qui n’aiment pas ce qui pique et pas tellement piquants pour celles à qui ça ne fait rien. Et puis on saurait qu’on est en soirée, qu’on est de sortie, quand on verrait des hirondelles dans le cou des gens, des battements d’ailes sous les paupières des filles, qui feraient du vent dans leurs jolis cheveux, qui les chatouilleraient, ça les ferait sourire puis ça nous ferait dire qu’on a bien fait de venir à la fête d’un village, d’une montagne ou d’un fleuve, à n’importe quelle fête du moment qu’il y a, des vols de nœuds de cravates pour dessiner du ciel et quelques hirondelles pour rassurer les gars un peu trop timides pour aborder les filles un peu trop jolies.

Je marche avec un peu de ciel dans mes bras. Une main en dessous pour empêcher qu’il tombe. Une main au-dessus pour empêcher qu’il parte. C’est facile. Tant qu’on est debout c’est facile. C’est quand on veut s’asseoir qu’il faut être prudent. Il faut plier tout ça. Origamer la chose qu’est un morceau de ciel. Ne pas froisser l’ensemble, ne pas faire de plis, ne pas créer des angles dans lesquels sûrement les oiseaux se blesseraient.

Bien ranger, ordonner, matin, journée et soir, une place pour la nuit une place pour les étoiles une place pour chaque saison. Il faut tout prévoir. Ranger un ciel d’été c’est stocker de l’hiver, c’est poser des flocons sur la nappe du temps. C’est prévoir que derrière il faudra du printemps. Forcément. C’est comme ça. Juste avant l’été. C’est comme ça.

On n’invente rien. On emprunte juste un peu de ciel qu’on doit rendre bien propre. Bien rangé. Tenu du bout des doigts il suffira alors comme pour le drap d’un lit par un mouvement ample de faire épouser la forme du morceau de ciel dans le ciel de morceaux.

Mais c’est pas facile de s’asseoir comme ça, avec un bout de ciel posé entre les bras.

C’est pour ça qu’on voit tant de ciel dans les bras de tant de gens qui marchent.

C’est pour ça qu’on voit tant d’amoureux dans les bras de ceux qui sont assis.

Les aiguilles tricotent dans la laine des saisons des habits qui ressemblent à des nécessités, à des jours de semaines à des semaines passées, à des mois des années, à des années de mois, remplis de mailles, à l’envers, à l’endroit, à l’envers, à l’endroit, à l’envers à l’endroit.

De la même pelote on tire les habits du dimanche, du lundi, du jour où on fait rien, du jour où on est rien, des habits pour fait chaud des habits pour fait froid, des pulls à col roulé, à col qui colle au cou, qui gratte et qui tient chaud, qui tient chaud mais qui gratte, qui rappelle qu’il fait froid sans qu’on s’en rende plus compte, qui peluche un peu, qui oublie de sa laine, qui ternit et qu’on teint et qui ternit encore, et qu’on ne teint même plus et qu’on porte quand même, tant pis, le terni et le col qui gratte un peu le cou. Tant pis si la maille est ouverte, étirée, accrochée, filée, retenue un moment à la poignée du temps dont la porte est ouverte, comme une plaie que ne saigne que le temps, que l’absence, que le sang, qui ne coule, que le temps qui ne passe, les secondes et les gouttes qui ne coulent qui ne tic qui ne tac qui n’horlogent plus ne retiennent plus, dont la maille dont le fil a fini de tirer sur la manche sur le pull sur le col déroulé qui ne gratte plus ne regrette même plus n’a plus de temps pour ça n’a plus de temps du tout de compter des saisons qui éclatent de rire en regardant la laine à nos pieds tombée et qui nous laisse nu dans le froid, à trembler.

Je rêve d’une balle en plein cœur qui me faucherait. Balle perdue, pour rien, pas pour tout le monde. Qui m’arracherait de là, pour l’au-delà, pour le meilleur sans le pire, sans la vieillesse pour m’user, pour donner envie de finir un jour. Sans les rides, sans le poids, des années, du passé, du regret, de l’amer, de la mère, qui part, de la solitude, de l’inquiétude, des larmes, des armes, des excuses de l’âge, de l’âge des excuses. Sans un amour qui dure, qui s’use, qui meurt. Fauché en plein vol, en plein sentiment, juste après la fougue juste avant l’ennui, juste dans cette fine naissance de l’affection par-dessus la passion, ce mélange absolu d’avant, d’après, pendant. Sans les peines à venir, juste celles passées, dépassées, vaincues et finalement aimées. Mourir en gardant les larmes, les rires, les rires aux larmes, les larmes pour rire, pour faire semblant d’être triste, d’être un peu malheureux. Mourir avant de faire semblant d’être heureux.

Mourir pour rien, après avoir vécu pour tout. Pour toutes les douceurs, les aigreurs, les relents de l’âme, les vices du corps. Mourir en pleine érection, en pleine jouissance. Mourir vivant.

Foudroyer l’homme qui est en moi. Pour préserver l’ange qui sera. Monter au ciel. Descendre aux enfers. Singulier, pluriel, aller-simple pour l’un des deux. Sans réfléchir, BAM ! Tomber. Sans fléchir. Sans que les genoux ne touchent le sol. Sans les mains devant. La face tournée vers l’avenir. Le corps qui s’écrase de surprise. Tomber dans la mort après avoir rampé vers la vie. Éviter de faire le chemin du retour. Éviter le sang, les larmes, de bonheur, de malheur, les émotions tassées, pressées, pressurisées. Éviter le sas, la décompression, éclater le poumon qui renferme le cri. Tomber muet. Tomber et puis rien. Rien pour les autres. Rien d’autre que ce qui était, rien de plus que ce qui n’est plus. Sans âge. Sans vie. Sans amour. Sans rire. Sans larmes. Sans peine. Sans remords. Sans haine. Sans rien. Rien d’autre que tomber. Finir. Finir par finir. Par hasard. Sans hasard. Pour rien. Tout seul. Seul tout. Entier. Vivant.

bottom of page